Article de Vincent Luchez sur la régulation de la sécurité privée

26 février 2020

Maître Vincent Luchez a dirigé la rédaction du Manifeste publié en 2018 par le CJCS. On trouvera ci-après sa contribution consacrée à la régulation de la sécurité privée.


REPONSE A LA COUR DES COMPTES : POUR UNE NOUVELLE REGULATION PUBLIQUE

Rapport de la Cour des comptes : le compte n’y est pas

La Cour des comptes a consacré une partie de son rapport annuel de 2018 à la régulation publique du secteur de la sécurité privée, et dressé un bilan de l’action de l’établissement public administratif qui en a la charge depuis 2012 : le Conseil national des activités privées de sécurité (CNAPS). Les sages de la rue Cambon y constatent pour s’en inquiéter que le rôle croissant accordé aux entreprises de sécurité privée n’a pas pour corollaire la disparition des faiblesses structurelles affectant ce marché, soit en particulier l’atomisation de la part de l’offre non constituée par les majors, la qualité « aléatoire » des prestations, et la forte proportion d’agents aux antécédents judiciaires incompatibles avec l’exercice de fonctions « associées aux missions de l'État en matière de sécurité publique » selon la formule adoptée par le Conseil constitutionnel dans une décision de 2015. La Cour des comptes impute en partie la responsabilité de cet échec au Conseil, lequel aurait failli par un mélange d’incompétence, de laxisme et de proximité suspecte avec les acteurs économiques qu’il est chargé de surveiller et sanctionner.

Hélas, le compte n’y est pas. S’il faut saluer la curiosité de la Cour des comptes et l’intérêt documentaire de son rapport, on doit aussi et surtout mettre en exergue ses omissions et ses insuffisances, car seul un diagnostic fin des maux dont souffre la sécurité privée permettra aux pouvoirs publics d’y apporter les remèdes adéquats. La Cour pèche par excès de juridisme et d’attention à des cas isolés, quand le problème qu’elle soulève nécessite un examen et un traitement systémiques. Ajoutons que sans lucidité et volonté politiques pour prendre le relais de l’analyse, nous aurons vainement noirci ces quelques pages. Nul doute que la Cour des comptes sera sensible à ce fatal écueil.

 

Réflexions et propositions sur la mission de police administrative du CNAPS

Le législateur a confié deux missions capitales au CNAPS : d’une part filtrer et réserver l’accès au marché de la sécurité aux seules personnes dont elle aura vérifié la moralité et les compétences (mission de police administrative), et d’autre part contrôler, sanctionner et le cas échéant expulser de ce marché les opérateurs dont elle aura observé les conditions d’exercice contraires aux prescriptions légales et réglementaires (mission disciplinaire). Sur le chapitre de la police administrative et singulièrement des conditions de délivrance des cartes professionnelles autorisant les agents à travailler, la Cour reproche au CNAPS son zèle à traiter rapidement les demandes, une excessive indulgence à l’endroit de candidats au passé non immaculé, l’établissement d’une doctrine interne laxiste, et l’absence de contrôle des titulaires de titres en cours de validité. Ces critiques souvent injustes trahissent une appréhension de la question « à mauvaise échelle » et au surplus en contradiction avec les dernières avancées de l’état de droit qui, rappelons-le, bénéficient même aux agents de sécurité.

L’article L 612-20 du Code de la sécurité intérieure élève un barrage que seuls franchissent ceux dont le passé judiciaire sera jugé compatible avec les fonctions d’agent. Cette disposition un peu bavarde et confuse est rédigée de telle sorte qu’elle accorde un pouvoir d’appréciation important aux membres des Commissions locales d’agrément et de contrôle chargées de les appliquer. Le CNAPS n’est pas l’auteur de la loi qu’il applique, et il l’applique plutôt bien. L’administration n’est pas plus l’auteur d’une doctrine interne qui ajouterait à la loi. En fait de doctrine, c’est la jurisprudence des juridictions administratives, qui interprète, précise et complète les obscurités du Code, et doit orienter les prises de décision des Commissions. Cette jurisprudence est ensuite synthétisée et diffusée par le service des affaires juridiques du CNAPS en son sein, afin que l’action de tous ses organes soit conforme à la règle de droit. On peut estimer que la jurisprudence se forme trop lentement, que les juges administratifs soient eux-mêmes trop indulgents compte tenu de la sensibilité des missions confiées aux agents de sécurité, ou que les décisions des Commissions restent trop hétérogènes, mais la responsabilité dernière en revient au Parlement, qui interdira l’accès de la profession, s’il l’estime opportun, à toute personne condamnée ou mise en cause dans une procédure pénale.

Le rapport suggère de durcir et simplifier le dispositif en refusant systématiquement la délivrance d’une carte professionnelle aux pétitionnaires dont le casier judiciaire B2 comporte une inscription. Ce faisant, ses auteurs oublient que le juge pénal accorde de manière assez libérale l’effacement du casier voire la non-inscription de la condamnation le jour même où elle est prononcée, comme ils oublient le mécanisme de réhabilitation automatique. Les agents du CNAPS utilisent donc heureusement un deuxième outil au spectre infiniment plus large : le fichier TAJ (Traitement d’Antécédents Judiciaires), qui contient des informations sur les procédures pénales impliquant près de six millions de Français, conservées en principe pendant vingt ans. Néanmoins, faute de toujours être assez précis ou exact, le contenu du TAJ impose des vérifications supplémentaires, et des explications demandées au pétitionnaire. Contrairement à ce qu’affirme la Cour, cette dernière étape continue d’allonger dans des proportions parfois choquantes le délai de traitement des demandes, et on doit se féliciter que le CNAPS ait partiellement fait sienne l’idée qu’il était au service des usagers après s’être vu reprocher une certaine indifférence à la situation concrètes des hommes et des entreprises en attente d’une autorisation d’exercer. Ajoutons que depuis 2014, la Cour européenne des droits de l’homme, le Conseil d’Etat, le législateur et dernièrement le Conseil constitutionnel ont œuvré de concert pour desserrer l’étau du fichier TAJ et élargir les possibilités « d’en sortir ». La Cour des comptes propose d’aller à l’encontre de cette évolution qu’elle ignore.

Le temps est venu de formuler, ou reprendre à la Cour, quelques critiques et propositions susceptibles d’accélérer la moralisation de la profession. Premièrement, l’image et l’acceptation du CNAPS pâtissent des cas – certes rares et isolés – de délivrance de titres à des individus condamnés pour des faits graves ou nombreux, ce dont nous avons été témoin. Pas un agent ou dirigeant rencontré qui ne « sache » ou imagine que des passe-droits sont accordés en échange de services, d’informations ou d’argent. L’administration doit être extrêmement attentive à ces « signaux faibles » qui obèrent l’acceptation et l’efficacité de son action. Deuxièmement, la Cour des comptes a raison d’encourager l’approfondissement de la formation continue des membres du CNAPS et de leur culture déontologique. A titre d’illustration, certains de mes clients se sont fait traiter en séance de « grand frère », dissuader de se faire assister par un avocat « pour aller plus vite », ou de former un recours contre une décision de rejet de leur demande. Troisièmement, le législateur et le gouvernement doivent mener une réflexion sur les critères de moralité des agents et sur le dispositif qui sert à sa vérification. S’ils l’estiment nécessaire, il faudra simplifier l’article L 612-20 du Code de la sécurité intérieure, prévoir des types d’infraction incompatibles par nature avec la délivrance d’une autorisation, quelle que soit l’ancienneté de la commission de cette infraction, et placer le CNAPS en situation de « compétence liée ». Quatrièmement, la culture de service à l’usager, loin d’être exacerbée, doit encore être améliorée sur le terrain de la communication et de la performance. En effet, les enquêtes administratives peuvent encore durer six à douze mois sinon plus en Ile-de-France, et ruiner un projet professionnel sans que le pétitionnaire soit sérieusement et suffisamment tenu informé. A l’heure des macro-données et des premières promesses de l’intelligence artificielle, nous formons le vœu que la communication entre les services du CNAPS, de la police, de la gendarmerie et de la justice gagnent en vitesse et qualité, et permettent d’écourter les procédures. Cinquièmement et enfin, cette communication devra permettre au CNAPS d’être avisé en temps réel de la mise en cause ou de la condamnation d’un agent titulaire d’une carte professionnelle en cours de validité.

 

Réflexions et propositions sur la mission disciplinaire du CNAPS

Le rapport de la Cour des comptes est moins critique au sujet de l’action disciplinaire du CNAPS. Il salue l’augmentation du nombre de procédures mais reproche au Conseil d’avoir tardé à vérifier l’application de ses interdictions temporaires d’exercer (ITE), de se concentrer sur les seules entreprises, et regrette que les acheteurs de prestations sécuritaires ne soient pas soumis à sa compétence.

En première analyse, on peut difficilement reprocher au CNAPS de veiller à la bonne application des ITE prononcées par les Commissions locales d’agrément et de contrôle. Pourtant, nous estimons à rebours de la Cour, que c’est l’excessive sévérité du Conseil qui a abouti à la situation critiquée. Rappelons qu’en vertu de l’article L 634-4 du Code de la sécurité intérieure, les Commissions peuvent prononcer des avertissements, des blâmes, des ITE plafonnées à cinq ans, et des pénalités financières d’un montant inférieur ou égal à 150 000 euros. Il n’est donc pas rare que le CNAPS adopte à l’encontre d’un dirigeant et de sa société des interdictions d’exercer de quelques mois seulement, alors qu’une très lourde pénalité financière suffirait à provoquer la mise en conformité de l’opérateur. En vertu de l’applicabilité immédiate des délibérations des Commissions à la date de leur notification, et du caractère non suspensif des recours dirigés contre elles – sauf exercice d’un référé – du jour au lendemain l’entreprise quitte tous les sites de ses clients, perd leur confiance en les plongeant dans l’embarras, se ruine pour conserver ou licencier ses salariés. Compte tenu de l’intensité de la concurrence et de la faiblesse des trésoreries, la courte sanction devient une mise à mort économique pour la société, et une mise à mort sociale pour le dirigeant qui a consacré tout ou partie de son existence à l’animer pour en vivre parfois modestement. Résultat, la brutalité de la sanction et l’incompréhension qu’elle suscite engendrent une véritable ingénierie du contournement des ITE dont un prospère marché des « gérants de paille ».

Comment justifier une telle sévérité à l’endroit d’entreprises longtemps maintenues dans l’ignorance du droit par la tutelle introuvable des préfectures et convoquées une première fois par le CNAPS ? A la naissance du Conseil, on a lu et entendu que pour sauver le malade, il faudrait peut-être l’amputer de quelques milliers de membres gagnés par la gangrène. Pour être draconien, l’objectif ne nous semble pas illégitime, et l’on peut considérer que la sensibilité de ce secteur d’activités justifie que l’Etat ait seulement à surveiller un marché composé de quelques centaines de sociétés dont la taille critique garantirait une visibilité et une solidité financière et organisationnelle indispensables. Le bourreau et le commanditaire pourraient néanmoins avoir la politesse de prévenir les condamnés. En d’autres termes : soit la loi ne change pas et les Commissions devraient réserver le prononcé d’ITE aux entreprises dont les manquements justifient une expulsion définitive du marché, soit la loi modifiée clarifie les intentions des pouvoirs publics et instaure un numerus clausus, ou tous autres dispositifs a priori et de nature à évincer les opérateurs les plus fragiles.

La Cour des comptes peut reprocher à bon droit au Conseil de ne sanctionner que les entreprises et leurs dirigeants et d’épargner les agents, mais la poursuite d’une telle ambition nous semble incompatible avec l’organisation et les moyens dont il dispose à ce jour ; elle saturerait immédiatement tant les tant les agents des Délégations territoriales que les Commissions, lesquels devraient convoquer et entendre chaque agent et le cas échéant leurs défenseurs. Enfin, la responsabilisation des donneurs d’ordre, évoquée allusivement mais pertinemment dans le rapport, nous semble une des orientations les plus importantes et déterminantes pour l’avenir.

Au titre des propositions, nous souhaitons en premier lieu que les moyens alloués au CNAPS soient portés au niveau des objectifs – et des responsabilités – qui lui ont été assignés. Le nombre des contrôleurs et la capacité de traitement des Commissions doivent permettre un contrôle effectif, permanent et dissuasif des conditions d’exercice des professionnels de la sécurité privée. En deuxième lieu, le législateur doit imposer des obligations et étendre la compétence du Conseil à l’ensemble des personnes morales – à commencer par les administrations – qui achètent et consomment les prestations des entreprises de sécurité privée, pour les contraindre à vérifier que leurs prestataires sont habilités à exercer et les dissuader de leur imposer des prix trop bas. En troisième lieu, les procédures de contrôle du CNAPS devraient systématiser l’examen des prix pratiqués, sur le fondement de l’article R 631-21 du Code de la sécurité intérieure, et affiner la notion et les modalités d’établissement de la preuve de « prix de prestations anormalement bas ne permettant pas de répondre aux obligations légales, notamment sociales ».

 

Pour une nouvelle régulation publique

Le rapport de la Cour des comptes évoque à demi-mots la disparition du CNAPS comme une des solutions aux maux qu’il a observés. Son contenu et ses conclusions, en dépit de quelques propositions intéressantes, marquent un recul par rapport à l’ambition manifestée par les pouvoirs publics au début des années 2010. A cette époque pas si éloignée, la nouvelle régulation publique systémique de la sécurité privée que nous appelons de nos vœux semblait poindre : désignation d’un Délégué interministériel à la sécurité et mise au point des conventions de coopération public-privé (Etat stratège), concertation en vue d’une modification de la loi cadre de 1983 (Etat normateur), création d’un établissement public dédié (Etat régulateur), adoption et promotion d’une Charte de bonnes pratiques d'achats de prestations de sécurité privée (Etat acheteur). Ces quatre chantiers n’ont pas été abandonnés et de nombreuses avancées doivent être saluées. Les difficultés n’ayant pas disparu, il faut maintenant aller plus loin, sous l’impulsion d’une Délégation aux coopérations de sécurité (DCS) renforcée et aux missions clarifiées. Nous pensons comme la Cour que le CNAPS souffre d’une certaine ambiguïté fonctionnelle et qu’il doit se recentrer sur sa mission de régulateur stricto sensu, et pas être un parlement de la profession, même si sa connaissance concrète de l’écosystème doit être mise à profit pour l’accomplissement de ses missions. La DCS doit nourrir la réflexion du gouvernement et du législateur, être le point d’entrée et l’animateur du dialogue avec le ministère, les forces de l’ordre, les entreprises et les donneurs d’ordre, piloter l’élaboration et la mise en œuvre en dix ans d’une doctrine d’emploi de la sécurité privée annoncée par le Ministre de l’intérieur au mois de février 2018. Intelligence et volonté, voilà tout ce dont la sécurité privée a besoin.

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